Je ne vous aime pas

Elle se tient de dos mais son visage est de profil.

Il a les bras chargés de fleurs, à quelques pas d’elle.

  • Je ne vous aime pas.
  • Vous ne pouvez pas dire ça. (Il se jette à ses pieds, l’éclaboussant de fleurs) Ma vie est à vos pieds et ces fleurs sont pour vous.
  • Je ne vous ai rien demandé.
  • Mais sans vous je suis déjà mort, les fleurs se dessèchent et il n’y a plus qu’à tout balayer.
  • Faites vous-même votre ménage.
  • (A plat ventre il veut se noyer dans les fleurs) J’étouffe. Pour vous j’ai tout abandonné.
  • (Elle se retourne lentement et le regarde tendrement) Comme c’est charmant… Mais il ne fallait pas. Je ne vous aime pas.
  • (Emergeant des fleurs) Vous m’avez souri !
  • (S’écartant, d’une voix douce et affligée) Vous aurez mal entendu…
  • Avant de vous connaître je n’existais pas, j’étais dans l’ombre.
  • Retournez-y, c’est ce que vous avez de mieux à faire, croyez-moi.
  • Vous me torturez !
  • Vous m’accusez maintenant ?
  • (Rampant vers elle, joignant les mains, il supplie) Non, non, pardon ! Vous accuser, moi, comment pourrais-je ?
  • C’est sans doute une fièvre, il faut vous faire soigner.
  • Vous me condamnez à mort !
  • Comme vous y allez ! Me voici bourreau et assassine !
  • De mon cœur, oui.
  • Il en verra d’autres.
  • Jamais !
  • Plongez la tête dans l’eau froide du torrent, c’est radical.
  • Vous avez raison, je vais me noyer.
  • Oh, après tout, faites ce que vous voudrez.
  • Ce que je veux c’est…
  • Oui, moi, je sais. Et moi, alors, je ne compte pas ?
  • Vous comptez plus que tout.
  • Si vous le pensez vraiment, laissez-moi, oubliez-moi. Vous ne seriez pas le premier. Je ne vous aime pas, pas plus que tous ceux qui sont venus avant vous.
  • On dit pourtant…
  • On dit ce qu’on veut, on n’a que ça à faire, parler pour ne rien dire, et vous, vous ne valez pas mieux et vous les écoutez.
  • Vous me rendez fou.
  • Vous n’avez pas besoin de moi pour ça.
  • (Hagard, en larmes, il commence à ramasser vaguement les brassées de fleurs) Je vous aime, je vous aime, je vous aime…
  • Vous ressemblez à une religion. Je hais les sectes, les croyances, la superstition, le mensonge… Mais vraiment, pour qui me prenez-vous, Une courtisane ? La femme à barbe ? Une idiote ?
  • C’est à peine si vous me voyez.
  • Vous avez raison.
  • Je suis un bruit, un insecte qui s’est pris dans vos cheveux et vous importune parce qu’il fait déjà assez chaud comme ça.
  • C’est un peu vrai, oui.
  • Tout ceci est de votre faute.
  • Voilà que vous recommencez. Je vous assure que vous m’effrayez.
  • On n’a pas le droit d’être aussi…
  • Belle ?
  • Belle.
  • On devrait vous cacher, vous ensevelir sous des voiles sombres, vous faire disparaître du regard public.
  • Tout à l’heure j’étais une déesse, me voici esclave de harem.
  • Vous ne devriez pas exister.
  • Partez.
  • Je ne peux pas.
  • Eh bien, mourez, mais faites quelque chose. Si vous vous voyez, avec vos cheveux en bataille et ces fleurs qui dégoulinent de tous les côtés…  On dirait… un poète !
  • Vous dites ce mot comme une insulte !
  • Vous l’avez dit vous-même, le bruit m’agace. Alors si j’ai quelque pouvoir sur vous, obéissez-moi, et disparaissez.
  • Ma reine…
  • Reine ? Décidément, on en voit de toutes les couleurs, avec vous. Regardez-vous dans un miroir et interrogez-vous, ça vous changera et vous risquez quelques surprises. Vous ne me voyez pas plus que je ne vous vois. Je n’existe que dans votre fièvre. Les drogues m’emporteront avec le virus.
  • Les miroirs se brisent aussitôt qu’ils m’approchent.
  • C’est parce que vous parlez trop, et trop fort. Les miroirs sont des êtres délicats, ils aiment la douceur, la chevalerie, le raffinement, les murmures, les caresses qui n’appuient pas.  Ils cassent parce qu’ils n’aiment qu’on veuille pénétrer leur secret.
  • Vous êtes un miroir ?
  • Quelle horreur ! Vous trouvez que je vous ressemble ? Que vous me ressemblez ? Je ne vous connais pas, je ne vous ai jamais vu, vous êtes une erreur, un accident déplorable dans ma météo personnelle, un coup de malchance, et je ne vous aime pas.
  • Je vous promets de changer.
  • Personne ne change.
  • Je dompterai les miroirs.
  • Vous ne pouvez pas vous en empêcher, il faut que vous soyez le plus fort, le maître, le vainqueur ! Comme c’est triste. Et ennuyeux.
  • Je deviendrai beau.
  • Beau ? Encore un mot qui ne veut rien dire. Personne n’est beau. Tout le monde est beau.
  • Votre cœur est de glace.
  • Ne parlez pas de ce que vous ne connaissez pas.
  • On ne peut pas être plus cruel.
  • Oh, si. Je vous montre ?
  • Pour vous, je suis prêt à tout.
  • Je plaisantais, barbare.
  • Où irai-je ?
  • D’où venez-vous ?
  • Gardez au moins les fleurs.
  • Ces mortes ? Vous me gâtez.
  • Je reviendrai.
  • Je n’y serai plus.
  • On vous apportera mon cadavre sur un catafalque.
  • Nous parlerons du bon vieux temps, nous échangerons nos souvenirs communs, vous me tiendrez compagnie.
  • Je serai votre remords.
  • Prétentieux !
  • Mais il sera trop tard.
  • Il est déjà trop tard. Je ne vous aime pas.
  • Et si…

(Elle le scrute à la dérobée, soudain soupçonneuse)

  • … Et si j’étais…

(Elle s’éloigne, méfiante)

  • … celui qui…

(Elle veut fuir mais trébuche et tombe dans une flaque de fleurs, haletante)

  • … vous a faite ainsi…

(Elle étouffe un cri, agrippe une poignée de fleurs qu’elle écrase contre son cœur)

  • … vous a volé votre cœur…

(D’un geste affolé elle voudrait le faire taire)

  • … votre vie… Alors, que diriez-vous ? Que feriez-vous ?

(Il tombe à genoux et à nouveau les fleurs s’éparpillent autour de lui)

  • Vous vengeriez-vous ? Ou bien… peut-être… peut-être… pardonneriez-vous ?
  • (Brisée, au-dessus des fleurs, ses cheveux défaits, elle secoue la tête, balayant les fleurs) je ne sais pas, je ne sais pas, je ne sais pas…